André Gide - 1869-1951

Opening pages of "Nourritures terrestres"

Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout.

Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle.

Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.

Tandis que d’autres publient ou travaillent, j’ai passé trois années de voyage à oublier au contraire tout ce que j’avais appris par la tête. Cette désinstruction fut lente et difficile ; elle me fut plus utile que toutes les instructions imposées par les hommes, et vraiment le commencement d’une éducation.

Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose – passionnément.

Je châtiais allégrement ma chair, éprouvant plus de volupté dans le châtiment que dans la faute – tant je me grisais d’orgueil à ne pas pécher simplement.

Supprimer en soi l’idée de mérite ; il y a là un grand achoppement pour l’esprit.

... L’incertitude de nos voies nous tourmenta toute la vie. Que te dirais-je ? Tout choix est effrayant, quand on y songe : effrayante une liberté que ne guide plus un devoir. C’est une route à élire dans un pays de toutes parts inconnu, où chacun fait sa découverte et, remarque-le bien, ne la fait que pour soi ; de sorte que la plus incertaine trace dans la plus ignorée Afrique est moins douteuse encore... Des bocages ombreux nous attirent ; des mirages de sources pas encore taries... Mais plutôt les sources seront où les feront couler nos désirs ; car le pays n’existe qu’à mesure que le forme notre approche, et le paysage à l’entour, peu à peu, devant notre marche se dispose ; et nous ne voyons pas au bout de l’horizon ; et même près de nous ce n’est qu’une successive et modifiable apparence.

Mais pourquoi des comparaisons dans une matière si grave ? Nous croyons tous devoir découvrir Dieu. Nous ne savons, hélas ! en attendant de Le trouver, où nous devons adresser nos prières. Puis on se dit enfin qu’il est partout, n’importe où, l’Introuvable, et on s’agenouille au hasard.

Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait pour se guider une lumière que lui-même tiendrait en sa main.

Où que tu ailles, tu ne peux rencontrer que Dieu. – Dieu, disait Ménalque : c’est ce qui est devant nous.

Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu ne t’arrêteras nulle part. Dis-toi bien que Dieu seul n’est pas provisoire.

Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée.

Tout ce que tu gardes en toi de connaissances distinctes restera distinct de toi jusques à la consommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu tant de prix ?

Il y a profit aux désirs, et profit au rassasiement des désirs – parce qu’ils en sont augmentés. Car, je te le dis en vérité, Nathanaël, chaque désir m’a plus enrichi que la possession toujours fausse de l’objet même de mon désir.

Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je me suis usé d’amour. Leur splendeur venait de ceci que j’ardais sans cesse pour elles. Je ne pouvais pas me lasser. Toute ferveur m’était une usure d’amour, une usure délicieuse.

Hérétique entre les hérétiques, toujours m’attirèrent les opinions écartées, les extrêmes détours des pensées, les divergences. Chaque esprit ne m’intéressait que par ce qui le faisait différer des autres. J’en arrivai à bannir de moi la sympathie, n’y voyant plus que la reconnaissance d’une émotion commune.

Non point la sympathie, Nathanaël, – l’amour.

Agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal.

Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur.

Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que tout désir, toute énergie que je n’aurais pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J’espère, après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, satisfait, mourir complètement désespéré.

Non point la sympathie, Nathanaël, l’amour. Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas la même chose. C’est par peur d’une perte d’amour que parfois j’ai pu sympathiser avec des tristesses, des ennuis, des douleurs que sinon je n’aurais qu’à peine endurés. Laisse à chacun le soin de sa vie.

Do not wish, Nathanael, to find God other than everywhere.

Every creature points to God, but none reveals him.

Since the instant our gaze stops on it, the creature turns us away from God.

While others have worked or published, I have passed three years in travels in order to forget what learning I had in my head. This unlearning was slow and difficult; it was more useful for me than all the instruction imposed by human society and truly the beginning of an education.

You'll never know the effort which we had to make to get interested in life; yet now that we are - the interest will be like everything - passionate.

I have joyously punished my body, experiencing more pleasure in the punishment than in the sin - such was my exalted pride of not plainly sinning.

Purge from oneself the idea of merit - it is a great stumbling block for the spirit.

Uncertainty of our path tormented us our whole life. What should I tell you? All choice is frightening when we think about it: frightening is the freedom no longer guided by a duty. This is a road to choose in a land in all parts unknown, where each makes his discovery, mark my words, and makes it only for himself; in a way such that the least known part of Africa is still less uncertain... Shady ranges attract us, phantoms of springs yet undisturbed... But perhaps the springs will be where our desires make them flow; because a land exists only insofar as it is formed by our approach and the landspace around unfolds under our step; we do not see to the edge of the horizon; and even near us there is just a sequence of changing appearances.

But why use metaphors in a matter so serious? We believe to have to discover God. But we do not know, alas, waiting to find Him, where to address our prayers. Finally it is said that he is everywhere, anywhere, Undiscoverable, and we kneel at random.

You will be, Nathanael, like someone who can be guided with lantern he holds in his own hand.

Wherever you go you can only encounter God. - God, said Menalque: it is what is before us.

Nathanael, you will gaze at everything in passing, you will not stop anywhere. Say to yourself that only God is not transient.

Let the importance be in the gaze and not in its object.

What you hold in yourself as knowledge distinct from you will remain distinct until the end of the ages. Why do you attach to it such a great value?

There is gain in desire and gain in satisfying it - because it is increased by satisfaction. Therefore I tell you truly, Nathanael, desire has enriched me more than the possession of the very object of desire.

For many delicious things, Nathanael, I have served myself with love. Their splendor came from my incessant ardor. I could not get tired of them. Each passion was a use of love, a delicious use.

Heretic among heretics, I was always attracted to opinions on the fringes, extreme detours of thought, divergences. Each mind interested me only as far as it was different from the others. I have come to banish from myself sympathy seeing in it only an expression of a common emotion.

Not sympathy, Nathanael, not at all, - love.

Act without judgment if the action is good or bad. Love without worry if it is good or evil.

Nathanael, I will teach you passion.

The pathos of existence, Nathanael, rather then tranquility. I do not wish for another rest than the sleep of death. I am afraid that all the desires and energy that I have not satisfied during my life will come to haunt me in their afterlife. I hope, after having expressed on this earth all awaited me, to be satisfied and die in complete dispair.

Not sympathy, Nathanael, love. You understand, don't you, that it is not the same thing. It is because of fear of loss of love that sometime I could sympathize with the brooding sadness, the problems, the suffering which otherwise I would have hardly endured. Let each take care of his own life.